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L’évasion d’Arsène Lupin

Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur – Maurice Leblanc

En version audio, texte lu par Christian :

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Pierre Lafitte et Cie, 1907 (pp. 39-71).
Source : Wikisource / Arsène Lupin gentleman-cambrioleur / L’évasion d’Arsène Lupin.

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L’évasion d’Arsène Lupin

Au moment où Arsène Lupin, son repas achevé, tirait de sa poche un beau cigare bagué d’or et l’examinait avec complaisance, la porte de la cellule s’ouvrit. Il n’eut que le temps de le jeter dans le tiroir et de s’éloigner de la table. Le gardien entra, c’était l’heure de la promenade.

— Je vous attendais, mon cher ami, s’écria Lupin, toujours de bonne humeur.

Ils sortirent. Ils avaient à peine disparu à l’angle du couloir, que deux hommes à leur tour pénétrèrent dans la cellule et en commencèrent l’examen minutieux. L’un était l’inspecteur Dieuzy, l’autre l’inspecteur Folenfant.

On voulait en finir. Il n’y avait point de doute : Arsène Lupin conservait des intelligences avec le dehors et communiquait avec ses affidés. La veille encore le Grand Journal publiait ces lignes adressées à son collaborateur judiciaire :

« Monsieur,

« Dans un article paru ces jours-ci vous vous êtes exprimé sur moi en des termes que rien ne saurait justifier. Quelques jours avant l’ouverture de mon procès, j’irai vous en demander compte.

« Salutations distinguées,
« Arsène Lupin. »

L’écriture était bien d’Arsène Lupin. Donc il envoyait des lettres. Donc il en recevait. Donc il était certain qu’il préparait cette évasion annoncée par lui d’une façon si arrogante.

La situation devenait intolérable. D’accord avec le juge d’instruction, le chef de la Sûreté M. Dudouis se rendit lui-même à la Santé pour exposer au directeur de la prison les mesures qu’il convenait de prendre. Et, dès son arrivée, il envoya deux de ses hommes dans la cellule du détenu.

Ils levèrent chacune des dalles, démontèrent le lit, firent tout ce qu’il est habituel de faire en pareil cas, et finalement ne découvrirent rien. Ils allaient renoncer à leurs investigations, lorsque le gardien accourut en toute hâte et leur dit :

— Le tiroir… regardez le tiroir de la table. Quand je suis entré, il m’a semblé qu’il le repoussait.

Ils regardèrent, et Dieuzy s’écria :

— Pour Dieu, cette fois, nous le tenons, le client.

Folenfant l’arrêta.

— Halte-là, mon petit, le chef fera l’inventaire.

— Pourtant, ce cigare de luxe…

— Laisse le Havane, et prévenons le chef.

Deux minutes après, M. Dudouis explorait le tiroir. Il y trouva d’abord une liasse d’articles de journaux découpés par l’Argus de la Presse et qui concernaient Arsène Lupin, puis une blague à tabac, une pipe, du papier dit pelure d’oignon, et enfin deux livres.

Il en regarda le titre. C’était le Culte des héros de Carlyle, édition anglaise, et un elzévir charmant, à reliure du temps, le Manuel d’Épictète, traduction allemande publiée à Leyde en 1634. Les ayant feuilletés, il constata que toutes les pages étaient balafrées, soulignées, annotées. Était-ce là signes conventionnels ou bien de ces marques qui montrent la ferveur que l’on a pour un livre ?

— Nous verrons cela en détail, dit M. Dudouis.

Il explora la blague à tabac, la pipe. Puis, saisissant le fameux cigare bagué d’or :

— Fichtre, il se met bien, notre ami, s’écria-t-il, un Henri Clet !

D’un geste machinal de fumeur, il le porta près de son oreille et le fit craquer. Et aussitôt une exclamation lui échappa. Le cigare avait molli sous la pression de ses doigts. Il l’examina avec plus d’attention et ne tarda pas à distinguer quelque chose de blanc entre les feuilles de tabac. Et délicatement, à l’aide d’une épingle, il attirait un rouleau de papier très fin, à peine gros comme un cure-dent. C’était un billet. Il le déroula et lut ces mots, d’une menue écriture de femme :

« Le panier a pris la place de l’autre. Huit sur dix sont préparées. En appuyant du pied extérieur, la plaque se soulève de haut en bas. De douze à seize tous les jours, H-P attendra. Mais où ? Réponse immédiate. Soyez tranquille, votre amie veille sur vous. »

M. Dudouis réfléchit un instant et dit :

— C’est suffisamment clair… le panier… les huit cases… De douze à seize, c’est-à-dire de midi à quatre heures…

— Mais ce H-P, qui attendra ?

— H-P en l’occurrence, doit signifier automobile, H-P, horse power, n’est-ce pas ainsi qu’en langage sportif, on désigne la force d’un moteur ? Une vingt-quatre H-P, c’est une automobile de vingt-quatre chevaux.

Il se leva et demanda :

— Le détenu finissait de déjeuner ?

— Oui.

— Et comme il n’a pas encore lu ce message ainsi que le prouve l’état du cigare, il est probable qu’il venait de le recevoir.

— Comment ?

— Dans ses aliments, au milieu de son pain ou d’une pomme de terre, que sais-je ?

— Impossible, on ne l’a autorisé à faire venir sa nourriture que pour le prendre au piège, et nous n’avons rien trouvé.

— Nous chercherons ce soir la réponse de Lupin. Pour le moment, retenez-le hors de sa cellule. Je vais porter ceci à monsieur le juge d’instruction. S’il est de mon avis, nous ferons immédiatement photographier la lettre, et dans une heure vous pourrez remettre dans le tiroir, outre ces objets, un cigare identique contenant le message original lui-même. Il faut que le détenu ne se doute de rien.

Ce n’est pas sans une certaine curiosité que M. Dudouis s’en retourna le soir au greffe de la Santé en compagnie de l’inspecteur Dieuzy. Dans un coin, sur le poêle, trois assiettes s’étalaient.

— Il a mangé ?

— Oui, répondit le directeur.

— Dieuzy, veuillez couper en morceaux très minces ces quelques brins de macaroni et ouvrir cette boulette de pain… Rien ?

— Non, chef.

M. Dudouis examina les assiettes, la fourchette, la cuiller, enfin le couteau, un couteau réglementaire à lame ronde. Il en fit tourner le manche à gauche, puis à droite. À droite le manche céda et se dévissa. Le couteau était creux et servait d’étui à une feuille de papier.

— Peuh ! fit-il, ce n’est pas bien malin pour un homme comme Arsène. Mais ne perdons pas de temps. Vous, Dieuzy, allez donc faire une enquête dans ce restaurant.

Puis il lut :

« Je m’en remets à vous, H-P suivra de loin, chaque jour. J’irai au-devant. À bientôt, chère et admirable amie. »

— Enfin, s’écria M. Dudouis, en se frottant les mains, je crois que l’affaire est en bonne voie. Un petit coup de pouce de notre part, et l’évasion réussit… assez du moins pour nous permettre de pincer les complices.

— Et si Arsène Lupin vous glisse entre les doigts ? objecta le directeur.

— Nous emploierons le nombre d’hommes nécessaire. Si cependant il y mettait trop d’habileté… ma foi, tant pis pour lui ! Quant à la bande, puisque le chef refuse de parler, les autres parleront.

Et de fait, il ne parlait pas beaucoup, Arsène Lupin. Depuis des mois M. Jules Bouvier, le juge d’instruction, s’y évertuait vainement. Les interrogatoires se réduisaient à des colloques dépourvus d’intérêt entre le juge et l’avocat maître Danval, un des princes du barreau, lequel d’ailleurs en savait sur l’inculpé à peu près autant que le premier venu.

De temps à autre, par politesse, Arsène Lupin laissait tomber :

— Mais oui, Monsieur le juge, nous sommes d’accord : le vol du Crédit Lyonnais, le vol de la rue de Babylone, l’émission des faux billets de banque, l’affaire des polices d’assurance, le cambriolage des châteaux d’Armesnil, de Gouret, d’Imblevain, des Groseillers, du Malaquis, tout cela c’est de votre serviteur.

— Alors, pourriez-vous m’expliquer…

— Inutile, j’avoue tout en bloc, tout et même dix fois plus que vous n’en supposez.

De guerre lasse, le juge avait suspendu ces interrogatoires fastidieux. Après avoir eu connaissance des deux billets interceptés, il les reprit. Et, régulièrement, à midi, Arsène Lupin fut amené, de la Santé au Dépôt, dans la voiture pénitentiaire, avec un certain nombre de détenus. Ils en repartaient vers trois ou quatre heures.

Or, un après-midi, ce retour s’effectua dans des conditions particulières. Les autres détenus de la Santé n’ayant pas encore été questionnés, on décida de reconduire d’abord Arsène Lupin. Il monta donc seul dans la voiture.

Ces voitures pénitentiaires, vulgairement appelées « paniers à salade », sont divisées dans leur longueur par un couloir central sur lequel s’ouvrent dix cases, cinq à droite et cinq à gauche. Chacune de ces cases est disposée de telle façon que l’on doit s’y tenir assis, et que les cinq prisonniers, par conséquent, sont assis les uns sur les autres, tout en étant séparés les uns des autres par des cloisons parallèles. Un garde municipal, placé à l’extrémité, surveille le couloir.

Arsène fut introduit dans la troisième cellule de droite, et la lourde voiture s’ébranla. Il se rendit compte que l’on quittait le quai de l’Horloge et que l’on passait devant le Palais de Justice. Alors, vers le milieu du pont Saint-Michel, il appuya, du pied extérieur, c’est-à-dire du pied droit, ainsi qu’il le faisait chaque fois, sur la plaque de tôle qui fermait sa cellule. Tout de suite quelque chose se déclencha, et la plaque de tôle s’écarta insensiblement. Il put constater qu’il se trouvait juste entre les deux roues.

Il attendit, l’œil aux aguets. La voiture monta au pas le boulevard Saint-Michel. Au carrefour Saint-Germain, elle s’arrêta. Le cheval d’un camion s’était abattu. La circulation étant interrompue, très vite ce fut un encombrement de fiacres et d’omnibus.

Arsène Lupin passa la tête. Une autre voiture pénitentiaire stationnait le long de celle qu’il occupait. Il souleva davantage la tôle, mit le pied sur un des rayons de la grande roue et sauta à terre.

Un cocher le vit, s’esclaffa de rire, puis voulut appeler. Mais sa voix se perdit dans le fracas des véhicules qui s’écoulaient de nouveau. D’ailleurs Arsène Lupin était loin déjà.

Il avait fait quelques pas en courant ; mais sur le trottoir de gauche, il se retourna, jeta un regard circulaire, sembla prendre le vent, comme quelqu’un qui ne sait encore trop quelle direction il va suivre. Puis, résolu, il mit les mains dans ses poches, et de l’air insouciant d’un promeneur qui flâne, il continua de monter le boulevard.

Le temps était doux, un temps heureux et léger d’automne. Les cafés étaient pleins. Il s’assit à la terrasse de l’un d’eux.

Il commanda un bock et un paquet de cigarettes. Il vida son verre à petites gorgées, fuma tranquillement une cigarette, en alluma une seconde. Enfin, s’étant levé, il pria le garçon de faire venir le gérant.

Le gérant vint, et Arsène lui dit, assez haut pour être entendu de tous :

— Je suis désolé, Monsieur, j’ai oublié mon porte-monnaie. Peut-être mon nom vous est-il assez connu pour que vous me consentiez un crédit de quelques jours : Arsène Lupin.

Le gérant le regarda, croyant à une plaisanterie. Mais Arsène répéta :

— Lupin, détenu à la Santé, actuellement en état d’évasion. J’ose croire que ce nom vous inspire toute confiance.

Et il s’éloigna, au milieu des rires, sans que l’autre songeât à réclamer.

Il traversa la rue Soufflot en biais et prit la rue Saint-Jacques. Il la suivit paisiblement, s’arrêtant aux vitrines et fumant des cigarettes. Boulevard de Port-Royal, il s’orienta, se renseigna, et marcha droit vers la rue de la Santé. Les hauts murs moroses de la prison se dressèrent bientôt. Les ayant longés, il arriva près du garde municipal qui montait la faction, et retirant son chapeau :

— C’est bien ici la prison de la Santé ?

— Oui.

— Je désirerais regagner ma cellule. La voiture m’a laissé en route et je ne voudrais pas abuser…

Le garde grogna :

— Dites donc, l’homme, passez votre chemin, et plus vite que ça.

— Pardon, pardon, c’est que mon chemin passe par cette porte. Et si vous empêchez Arsène Lupin de la franchir, cela pourrait vous coûter gros, mon ami.

— Arsène Lupin ! qu’est-ce que vous me chantez là !

— Je regrette de n’avoir pas ma carte, dit Arsène, affectant de fouiller ses poches.

Le garde le toisa des pieds à la tête, abasourdi. Puis, sans un mot, comme malgré lui, il tira une sonnette. La porte de fer s’entrebâilla.

Quelques minutes après, le directeur accourut jusqu’au greffe, gesticulant et feignant une colère violente. Arsène sourit :

— Allons, Monsieur le directeur, ne jouez pas au plus fin avec moi. Comment ! on a la précaution de me ramener seul dans la voiture, on prépare un bon petit encombrement, et l’on s’imagine que je vais prendre mes jambes à mon cou pour rejoindre mes amis. Eh bien, et les vingt agents de la Sûreté qui nous escortaient à pied, en fiacre et à bicyclette ? Non, ce qu’ils m’auraient arrangé ! Je n’en serais pas sorti vivant. Dites donc, Monsieur le directeur, c’est peut-être là-dessus que l’on comptait ?

Il haussa les épaules et ajouta :

— Je vous en prie, Monsieur le directeur, qu’on ne s’occupe pas de moi. Le jour où je voudrai m’échapper, je n’aurai besoin de personne.

Le surlendemain, l’Écho de France, qui décidément devenait le moniteur officiel des exploits d’Arsène Lupin — on disait qu’il en était un des principaux commanditaires — l’Écho de France publiait les détails les plus complets sur cette tentative d’évasion. Le texte même des billets échangés entre le détenu et sa mystérieuse amie, les moyens employés pour cette correspondance, la complicité de la police, la promenade du boulevard Saint-Michel, l’incident du café Soufflot, tout était dévoilé. On savait que les recherches de l’inspecteur Dieuzy auprès des garçons du restaurant n’avaient donné aucun résultat. Et l’on apprenait en outre cette chose stupéfiante, qui montrait l’infinie variété des ressources dont cet homme disposait : la voiture pénitentiaire dans laquelle on l’avait transporté était une voiture entièrement truquée, que sa bande avait substituée à l’une des six voitures habituelles qui composent le service des prisons.

L’évasion prochaine d’Arsène Lupin ne fit plus de doute pour personne. Lui-même d’ailleurs l’annonçait en termes catégoriques, comme le prouva sa réponse à M. Bouvier, au lendemain de l’incident. Le juge raillant son échec, il le regarda et lui dit froidement :

— Écoutez bien ceci, Monsieur, et croyez-m’en sur parole : cette tentative d’évasion faisait partie de mon plan d’évasion.

— Je ne comprends pas, ricana le juge.

— Il est inutile que vous compreniez.

Et comme le juge, au cours de cet interrogatoire qui parut tout au long dans les colonnes de l’Écho de France, comme le juge revenait à son instruction, il s’écria d’un air de lassitude :

— Mon Dieu, mon Dieu, à quoi bon ! toutes ces questions n’ont aucune importance !

— Comment, aucune importance ?

— Mais non, puisque je n’assisterai pas à mon procès.

— Vous n’assisterez pas…

— Non, c’est une idée fixe, une décision irrévocable. Rien ne me fera transiger.

Une telle assurance, les indiscrétions inexplicables qui se commettaient chaque jour, agaçaient et déconcertaient la justice. Il y avait là des secrets qu’Arsène Lupin était seul à connaître, et dont la divulgation par conséquent ne pouvait provenir que de lui. Mais dans quel but les dévoilait-il ? et comment ?

On changea Arsène Lupin de cellule. Un soir, il descendit à l’étage inférieur. De son côté, le juge boucla son instruction et renvoya l’affaire à la chambre des mises en accusation.

Ce fut le silence. Il dura deux mois. Arsène les passa étendu sur son lit, le visage presque toujours tourné contre le mur. Ce changement de cellule semblait l’avoir abattu. Il refusa de recevoir son avocat. À peine échangeait-il quelques mots avec ses gardiens.

Dans la quinzaine qui précéda son procès, il parut se ranimer. Il se plaignit du manque d’air. On le fit sortir dans la cour, le matin, de très bonne heure, flanqué de deux hommes.

La curiosité publique cependant ne s’était pas affaiblie. Chaque jour on avait attendu la nouvelle de son évasion. On la souhaitait presque, tellement le personnage plaisait à la foule avec sa verve, sa gaieté, sa diversité, son génie d’invention et le mystère de sa vie. Arsène Lupin devait s’évader. C’était inévitable, fatal. On s’étonnait même que cela tardât si longtemps. Tous les matins le Préfet de police demandait à son secrétaire :

— Eh bien, il n’est pas encore parti ?

— Non, Monsieur le Préfet.

— Ce sera donc pour demain.

Et, la veille du procès, un monsieur se présenta dans les bureaux du Grand Journal, demanda le collaborateur judiciaire, lui jeta sa carte au visage, et s’éloigna rapidement. Sur la carte, ces mots étaient inscrits : « Arsène Lupin tient toujours ses promesses. »

C’est dans ces conditions que les débats s’ouvrirent.

L’affluence y fut énorme. Personne qui ne voulût voir le fameux Arsène Lupin et ne savourât d’avance la façon dont il se jouerait du président. Avocats et magistrats, chroniqueurs et mondains, artistes et femmes du monde, le Tout-Paris se pressa sur les bancs de l’audience.

Il pleuvait, dehors le jour était sombre, on vit mal Arsène Lupin lorsque les gardes l’eurent introduit. Cependant son attitude lourde, la manière dont il se laissa tomber à sa place, son immobilité indifférente et passive, ne prévinrent pas en sa faveur. Plusieurs fois son avocat — un des secrétaires de Me Danval, celui-ci ayant jugé indigne de lui le rôle auquel il était réduit — plusieurs fois son avocat lui adressa la parole. Il hochait la tête et se taisait.

Le greffier lut l’acte d’accusation, puis le président prononça :

— Accusé, levez-vous. Votre nom, prénom, âge et profession ?

Ne recevant pas de réponse, il répéta :

— Votre nom ? Je vous demande votre nom ?

Une voix épaisse et fatiguée articula :

— Baudru, Désiré.

Il y eut des murmures. Mais le président repartit :

— Baudru, Désiré ? Ah ! bien, un nouvel avatar ! Comme c’est à peu près le huitième nom auquel vous prétendez, et qu’il est sans doute aussi imaginaire que les autres, nous nous en tiendrons, si vous le voulez bien, à celui d’Arsène Lupin, sous lequel vous êtes plus avantageusement connu.

Le président consulta ses notes et reprit :

— Car, malgré toutes les recherches, il a été impossible de reconstituer votre identité. Vous présentez ce cas assez original dans notre société moderne de n’avoir point de passé. Nous ne savons qui vous êtes, d’où vous venez, où s’est écoulée votre enfance, bref, rien. Vous jaillissez tout d’un coup, il y a trois ans, on ne sait au juste de quel milieu, pour vous révéler tout d’un coup Arsène Lupin, c’est-à-dire un composé bizarre d’intelligence et de perversion, d’immoralité et de générosité. Les données que nous avons sur vous avant cette époque sont plutôt des suppositions. Il est probable que le nommé Rostat qui travailla, il y a huit ans, aux côtés du prestidigitateur Dickson n’était autre qu’Arsène Lupin. Il est probable que l’étudiant russe qui fréquenta, il y a six ans, le laboratoire du docteur Altier, à l’hôpital Saint-Louis, et qui souvent surprit le maître par l’ingéniosité de ses hypothèses sur la bactériologie et la hardiesse de ses expériences dans les maladies de la peau, n’était autre qu’Arsène Lupin. Arsène Lupin, également, le professeur de lutte japonaise qui s’établit à Paris bien avant qu’on n’y parlât du jiu-jitsu. Arsène Lupin, croyons-nous, le coureur cycliste qui gagna le Grand Prix de l’Exposition, toucha ses 10 000 francs et ne reparut plus. Arsène Lupin peut-être aussi celui qui sauva tant de gens par la petite lucarne du Bazar de la Charité… et les dévalisa.

Et, après une pause, le président conclut :

— Telle est cette époque, qui semble n’avoir été qu’une préparation minutieuse à la lutte que vous avez entreprise contre la société, un apprentissage méthodique où vous portiez au plus haut point votre force, votre énergie et votre adresse. Reconnaissez-vous l’exactitude de ces faits ?

Pendant ce discours, l’accusé s’était balancé d’une jambe sur l’autre, le dos rond, les bras inertes. Sous la lumière plus vive, on remarqua son extrême maigreur, ses joues creuses, ses pommettes étrangement saillantes, son visage couleur de terre, marbré de petites plaques rouges, et encadré d’une barbe inégale et rare. La prison l’avait considérablement vieilli et flétri. On ne reconnaissait plus la silhouette élégante et le jeune visage dont les journaux avaient publié si souvent le portrait sympathique.

On eût dit qu’il n’avait pas entendu la question qu’on lui posait. Deux fois elle lui fut répétée. Alors il leva les yeux, parut réfléchir, puis, faisant un effort violent, murmura :

— Baudru, Désiré.

Le président se mit à rire.

— Je ne me rends pas un compte exact du système de défense que vous avez adopté, Arsène Lupin. Si c’est de jouer les imbéciles et les irresponsables, libre à vous. Quant à moi, j’irai droit au but sans me soucier de vos fantaisies.

Et il entra dans le détail des vols, escroqueries et faux reprochés à Lupin. Parfois il interrogeait l’accusé. Celui-ci poussait un grognement ou ne répondait pas.

Le défilé des témoins commença. Il y eut plusieurs dépositions insignifiantes, d’autres plus sérieuses, qui toutes avaient ce caractère commun de se contredire les unes les autres. Une obscurité troublante enveloppait les débats, mais l’inspecteur principal Ganimard fut introduit, et l’intérêt se réveilla.

Dès le début, toutefois, le vieux policier causa une certaine déception. Il avait l’air, non pas intimidé — il en avait vu bien d’autres — mais inquiet, mal à l’aise. Plusieurs fois, il tourna les yeux vers l’accusé avec une gêne visible. Cependant, les deux mains appuyées à la barre, il racontait les incidents auxquels il avait été mêlé, sa poursuite à travers l’Europe, son arrivée en Amérique. Et on l’écoutait avec avidité, comme on écouterait le récit des plus passionnantes aventures. Mais, vers la fin, ayant fait allusion à ses entretiens avec Arsène Lupin, à deux reprises il s’arrêta, distrait, indécis.

Il était clair qu’une autre pensée l’obsédait. Le président lui dit :

— Si vous êtes souffrant, il vaudrait mieux interrompre votre témoignage.

— Non, non, seulement…

Il se tut, regarda l’accusé longuement, profondément, puis il dit :

— Je demande l’autorisation d’examiner l’accusé de plus près. Il y a là un mystère qu’il faut que j’éclaircisse.

Il s’approcha, le considéra plus longuement encore, de toute son attention concentrée, puis il retourna à la barre. Et là, d’un ton un peu solennel, il prononça :

— Monsieur le président, j’affirme que l’homme qui est ici, en face de moi, n’est pas Arsène Lupin.

Un grand silence accueillit ces paroles. Le président, interloqué d’abord, s’écria :

— Ah ! ça, que dites-vous ! vous êtes fou.

L’inspecteur affirma posément :

— À première vue, on peut se laisser prendre à une ressemblance, qui existe en effet, je l’avoue, mais il suffit d’une seconde d’attention. Le nez, la bouche, les cheveux, la couleur de la peau… enfin quoi : ce n’est pas Arsène Lupin. Et les yeux donc ! a-t-il jamais eu ces yeux d’alcoolique ?

— Voyons, voyons, expliquons-nous. Que prétendez-vous, témoin ?

— Est-ce que je sais ! Il aura mis en son lieu et place un pauvre diable que l’on allait condamner en son lieu et place… À moins que ce ne soit un complice.

Des cris, des rires, des exclamations partaient de tous côtés dans la salle qu’agitait ce coup de théâtre inattendu. Le président fit mander le juge d’instruction, le directeur de la Santé, les gardiens, et suspendit l’audience.

À la reprise, M. Bouvier et le directeur, mis en présence de l’accusé, déclarèrent qu’il n’y avait entre Arsène Lupin et cet homme qu’une très vague similitude de traits.

— Mais alors, s’écria le président, quel est cet homme ? D’où vient-il ? comment se trouve-t-il entre les mains de la justice ?

On introduisit les deux gardiens de la Santé. Contradiction stupéfiante, ils reconnurent le détenu dont ils avaient la surveillance à tour de rôle ! Le président respira.

Mais l’un des gardiens reprit :

— Oui, oui, je crois bien que c’est lui.

— Comment, vous croyez ?

— Dame, je l’ai à peine vu. On me l’a livré le soir, et, depuis deux mois, il reste toujours couché contre le mur.

— Mais, avant ces deux mois ?

— Ah ! avant, il n’occupait pas la cellule 24.

Le directeur de la prison précisa ce point :

— Nous avons changé le détenu de cellule après sa tentative d’évasion.

— Mais vous, monsieur le directeur, vous l’avez vu depuis deux mois ?

— Je n’ai pas eu l’occasion de le voir… il se tenait tranquille.

— Et cet homme-là n’est pas le détenu qui vous a été remis ?

— Non.

— Alors, qui est-il ?

— Je ne saurais dire.

— Nous sommes donc en présence d’une substitution qui se serait effectuée il y a deux mois. Comment l’expliquez-vous ?

— C’est impossible.

— Alors ?

En désespoir de cause, le président se tourna vers l’accusé et, d’une voix engageante :

— Voyons, accusé, pourriez-vous m’expliquer comment et depuis quand vous êtes entre les mains de la justice ?

On eût dit que ce ton bienveillant désarmait la méfiance ou stimulait l’entendement de l’homme. Il essaya de répondre. Enfin, habilement et doucement interrogé, il réussit à rassembler quelques phrases, d’où il ressortait ceci : deux mois auparavant, il avait été amené au Dépôt. Il y avait passé une nuit et une matinée. Possesseur d’une somme de soixante-quinze centimes, il avait été relâché. Mais, comme il traversait la cour, deux gardes le prenaient par le bras et le conduisaient jusqu’à la voiture pénitentiaire. Depuis, il vivait dans la cellule 24, pas malheureux… on y mange bien… on n’y dort pas mal… Aussi n’avait-il pas protesté…

Tout cela paraissait vraisemblable. Au milieu des rires et d’une grande effervescence, le président renvoya l’affaire à une autre session pour supplément d’enquête.

L’enquête, tout de suite, établit ce fait consigné sur le registre d’écrou : huit semaines auparavant, un nommé Baudru Désiré avait couché au Dépôt. Libéré le lendemain, il quittait le Dépôt à deux heures de l’après-midi. Or, ce jour-là, à deux heures, interrogé pour la dernière fois, Arsène Lupin sortait de l’instruction et repartait en voiture pénitentiaire.

Les gardiens avaient-ils commis une erreur ? Trompés par la ressemblance, avaient-ils eux-mêmes, dans une minute d’inattention, substitué cet homme à leur prisonnier ? Il eût fallut vraiment qu’ils y missent une complaisance que leurs états de service ne permettaient pas de supposer.

La substitution était-elle combinée d’avance ? Outre que la disposition des lieux rendait la chose presque irréalisable, il eût été nécessaire en ce cas que Baudru fût un complice, et qu’il se fût fait arrêter dans le but précis de prendre la place d’Arsène Lupin. Mais alors, par quel miracle un tel plan, uniquement fondé sur une série de chances invraisemblables, de rencontres fortuites et d’erreurs fabuleuses, avait-il pu réussir ?

On fit passer Désiré Baudru au service anthropométrique : il n’y avait pas de fiches correspondant à son signalement. Du reste on retrouva aisément ses traces. À Courbevoie, à Asnières, à Levallois, il était connu. Il vivait d’aumônes et couchait dans une de ces cahutes de chiffonniers qui s’entassent près de la barrière des Ternes. Depuis un an cependant il avait disparu.

Avait-il été embauché par Arsène Lupin ? Rien n’autorisait à le croire. Et quand cela eût été, on n’en eût pas su davantage sur la fuite du prisonnier. Le prodige demeurait le même. Des vingt hypothèses qui tentaient de l’expliquer, aucune n’était satisfaisante. L’évasion seule ne faisait pas de doute, et une évasion incompréhensible, impressionnante, où le public, de même que la justice, sentait l’effort d’une longue préparation, un ensemble d’actes merveilleusement enchevêtrés les uns dans les autres, et dont le dénouement justifiait l’orgueilleuse prédiction d’Arsène Lupin : « Je n’assisterai pas à mon procès. »

Au bout d’un mois de recherches minutieuses, l’énigme se présentait avec le même caractère indéchiffrable. On ne pouvait cependant pas garder indéfiniment ce pauvre diable de Baudru. Son procès eût été ridicule : quelles charges avait-on contre lui ? Sa mise en liberté fut signée par le juge d’instruction. Mais le chef de la Sûreté résolut d’établir autour de lui une surveillance active.

L’idée provenait de Ganimard. À son point de vue, il n’y avait ni complicité, ni hasard. Baudru était un instrument dont Arsène Lupin avait joué avec son extraordinaire habileté. Baudru libre, par lui on remonterait jusqu’à Arsène Lupin ou du moins jusqu’à quelqu’un de sa bande.

On adjoignit à Ganimard les deux inspecteurs Folenfant et Dieuzy, et un matin de janvier, par un temps brumeux, les portes de la prison s’ouvrirent devant Baudru Désiré.

Il parut d’abord assez embarrassé, et marcha comme un homme qui n’a pas d’idées bien précises sur l’emploi de son temps. Il suivit la rue de la Santé et la rue Saint-Jacques. Devant la boutique d’un fripier, il enleva sa veste et son gilet, vendit son gilet moyennant quelques sous, et, remettant sa veste, s’en alla.

Il traversa la Seine. Au Châtelet un omnibus le dépassa. Il voulut y monter. Il n’y avait pas de place. Le contrôleur lui conseillant de prendre un numéro, il entra dans la salle d’attente.

À ce moment, Ganimard appela ses deux hommes près de lui, et, sans quitter de vue le bureau, il leur dit en hâte :

— Arrêtez une voiture… non, deux, c’est plus prudent. J’irai avec l’un de vous et nous le suivrons.

Les hommes obéirent. Baudru cependant ne paraissait pas. Ganimard s’avança : il n’y avait personne dans la salle.

— Idiot que je suis, murmura-t-il, j’oubliais la seconde issue.

Le bureau communique, en effet, par un couloir intérieur, avec celui de la rue Saint-Martin. Ganimard s’élança. Il arriva juste à temps pour apercevoir Baudru sur l’impériale de Batignolles-Jardin des Plantes qui tournait au coin de la rue de Rivoli. Il courut et rattrapa l’omnibus. Mais il avait perdu ses deux agents. Il était seul à continuer la poursuite.

Dans sa fureur, il fut sur le point de le prendre au collet sans plus de formalité. N’était-ce pas avec préméditation et par une ruse ingénieuse que ce soi-disant imbécile l’avait séparé de ses auxiliaires ?

Il regarda Baudru. Il somnolait sur la banquette, et sa tête ballottait de droite et de gauche. La bouche un peu entr’ouverte, son visage avait une incroyable expression de bêtise. Non, ce n’était pas là un adversaire capable de rouler le vieux Ganimard. Le hasard l’avait servi, voilà tout.

Au carrefour des Galeries-Lafayette l’homme sauta de l’omnibus dans le tramway de la Muette. On suivit le boulevard Haussmann, l’avenue Victor-Hugo. Baudru ne descendit que devant la station de la Muette. Et d’un pas nonchalant il s’enfonça dans le bois de Boulogne.

Il passait d’une allée à l’autre, revenait sur ses pas, s’éloignait. Que cherchait-il ? Avait-il un but ?

Après une heure de ce manège, il semblait harassé de fatigue. De fait, avisant un banc, il s’assit. L’endroit, situé non loin d’Auteuil, au bord d’un petit lac caché parmi les arbres, était absolument désert. Une demi-heure s’écoula. Impatienté, Ganimard résolut d’entrer en conversation.

Il s’approcha donc et prit place aux côtés de Baudru. Il alluma une cigarette, traça des ronds sur le sable du bout de sa canne, et dit :

— Il ne fait pas chaud.

Un silence. Et soudain, dans ce silence un éclat de rire retentit, mais un rire joyeux, heureux, le rire d’un enfant pris de fou rire, et qui ne peut pas s’empêcher de rire. Nettement, réellement, Ganimard sentit ses cheveux se hérisser sur le cuir soulevé de son crâne. Ce rire, ce rire infernal qu’il connaissait si bien !…

D’un geste brusque, il saisit l’homme par les parements de sa veste et le regarda profondément, violemment, mieux encore qu’il ne l’avait regardé aux Assises, et en vérité ce ne fut plus l’homme qu’il vit. C’était l’homme, mais c’était en même temps l’autre, le vrai.

Aidé par une volonté complice, il retrouvait la vie ardente des yeux, il complétait le masque amaigri, il apercevait la chair réelle sous l’épiderme abîmé, la bouche réelle à travers le rictus qui la déformait. Et c’étaient les yeux de l’autre, la bouche de l’autre, c’était surtout son expression aiguë, vivante, moqueuse, spirituelle, si claire et si jeune !

— Arsène Lupin, Arsène Lupin, balbutia-t-il.

Et subitement, pris de rage, lui serrant la gorge, il tenta de le renverser. Malgré ses cinquante ans, il était encore d’une vigueur peu commune, tandis que son adversaire semblait en assez mauvaise condition. Et puis, quel coup de maître s’il parvenait à le ramener !

La lutte fut courte. Arsène Lupin se défendit à peine, et, aussi promptement qu’il avait attaqué, Ganimard lâcha prise. Son bras droit pendait inerte, engourdi.

— Si l’on vous apprenait le jiu-jitsu au quai des Orfèvres, déclara Lupin, vous sauriez que ce coup s’appelle udi-shi-ghi en japonais.

Et il ajouta froidement :

— Une seconde de plus je vous cassais le bras, et vous n’auriez eu que ce que vous méritez. Comment, vous, un vieil ami, que j’estime, devant qui je dévoile spontanément mon incognito, vous abusez de ma confiance ! C’est mal… Eh bien, quoi, qu’avez-vous ?

Ganimard se taisait. Cette évasion dont il se jugeait responsable — n’était-ce pas lui qui, par sa déposition sensationnelle, avait induit la justice en erreur ? — cette évasion lui semblait la honte de sa carrière. Une larme roula vers sa moustache grise.

— Eh ! mon Dieu, Ganimard, ne vous faites pas de bile : si vous n’aviez pas parlé, je me serais arrangé pour qu’un autre parlât. Voyons, pouvais-je admettre que l’on condamnât Baudru Désiré ?

— Alors, murmura Ganimard, c’était vous qui étiez là-bas ? c’est vous qui êtes ici !

— Moi, toujours moi, uniquement moi.

— Est-ce possible ?

— Oh ! point n’est besoin d’être sorcier. Il suffit, comme l’a dit ce brave président, de se préparer pendant une douzaine d’années pour être prêt à toutes les éventualités.

— Mais votre visage ? Vos yeux ?

— Vous comprenez bien que si j’ai travaillé dix-huit mois à Saint-Louis avec le docteur Altier, ce n’est pas par amour de l’art. J’ai pensé que celui qui aurait un jour l’honneur de s’appeler Arsène Lupin, devait se soustraire aux lois ordinaires de l’apparence et de l’identité. L’apparence ? Mais on la modifie à son gré. Telle injection hypodermique de paraffine vous boursoufle la peau juste à l’endroit choisi. L’acide pyrogallique vous transforme en mohican. Le suc de la grande chélidoine vous orne de dartres et de tumeurs du plus heureux effet. Tel procédé chimique agit sur la pousse de votre barbe et de vos cheveux, tel autre sur le son de votre voix. Joignez à cela deux mois de diète dans la cellule n° 24, des exercices mille fois répétés pour ouvrir ma bouche selon ce rictus, pour porter ma tête selon cette inclinaison et mon dos selon cette courbe. Enfin cinq gouttes d’atropine dans les yeux pour les rendre hagards et fuyants, et le tour est joué.

— Je ne conçois pas que les gardiens…

— La métamorphose a été progressive. Ils n’ont pu en remarquer l’évolution quotidienne.

— Mais Baudru Désiré ?

— Baudru existe. C’est un pauvre innocent, que j’ai rencontré l’an dernier, et qui vraiment n’est pas sans offrir avec moi une certaine analogie de traits. En prévision d’une arrestation toujours possible, je l’ai mis en sûreté, et je me suis appliqué à discerner dès l’abord les points de dissemblance qui nous séparaient, pour les atténuer en moi autant que cela se pouvait. Mes amis lui ont fait passer une nuit au Dépôt, de manière qu’il en sortît à peu près à la même heure que moi, et que la coïncidence fût facile à constater. Car, notez-le, il fallait qu’on retrouvât la trace de son passage, sans quoi la justice se fût demandé qui j’étais. Tandis qu’en lui offrant cet excellent Baudru, il était inévitable, vous entendez, inévitable qu’elle sauterait sur lui, et que malgré les difficultés insurmontables d’une substitution, elle préférerait croire à la substitution plutôt que d’avouer son ignorance.

— Oui, oui, en effet, murmura Ganimard.

— Et puis, s’écria Arsène Lupin, j’avais entre les mains un atout formidable, une carte machinée par moi dès le début : l’attente où tout le monde était de mon évasion. Et voilà bien l’erreur grossière où vous êtes tombés, vous et les autres, dans cette partie passionnante que la justice et moi nous avions engagée, et dont l’enjeu était ma liberté : vous avez supposé encore une fois que j’agissais par fanfaronnade, que j’étais grisé par mes succès ainsi qu’un blanc-bec. Moi, Arsène Lupin, une telle faiblesse ! Et, pas plus que dans l’affaire Cahorn, vous ne vous êtes dit : « Du moment qu’Arsène Lupin crie sur les toits qu’il s’évadera, c’est qu’il a des raisons qui l’obligent à le crier. » Mais, sapristi, comprenez donc que, pour m’évader… sans m’évader, il fallait que l’on crût d’avance à cette évasion, que ce fût un article de foi, une conviction absolue, une vérité éclatante comme le soleil. Et ce fut cela, de par ma volonté. Arsène Lupin s’évaderait, Arsène Lupin n’assisterait pas à son procès. Et quand vous vous êtes levé pour dire : « cet homme n’est pas Arsène Lupin » il eût été surnaturel que tout le monde ne crût pas immédiatement que je n’étais pas Arsène Lupin. Qu’une seule personne doutât, qu’une seule émît cette simple restriction : « Et si c’était Arsène Lupin ? » à la minute même, j’étais perdu. Il suffisait de se pencher vers moi, non pas avec l’idée que je n’étais pas Arsène Lupin, comme vous l’avez fait vous et les autres, mais avec l’idée que je pouvais être Arsène Lupin, et malgré toutes mes précautions, on me reconnaissait. Mais j’étais tranquille. Logiquement, psychologiquement, personne ne pouvait avoir cette simple petite idée.

Il saisit tout à coup la main de Ganimard.

— Voyons, Ganimard, avouez que huit jours après notre entrevue dans la prison de la Santé, vous m’avez attendu à quatre heures, chez vous, comme je vous en avais prié ?

— Et votre voiture pénitentiaire ? dit Ganimard, évitant de répondre.

— Du bluff ! Ce sont mes amis qui ont rafistolé et substitué cette ancienne voiture hors d’usage et qui voulaient tenter le coup. Mais je le savais impraticable sans un concours de circonstances exceptionnelles. Seulement j’ai trouvé utile de parachever cette tentative d’évasion et de lui donner la plus grande publicité. Une première évasion audacieusement combinée donnait à la seconde la valeur d’une évasion réalisée d’avance.

— De sorte que le cigare…

— Creusé par moi ainsi que le couteau.

— Et les billets ?

— Écrits par moi.

— Et la mystérieuse correspondante ?

— Elle et moi nous ne faisons qu’un. J’ai toutes les écritures à volonté.

Ganimard réfléchit un instant et objecta :

— Comment se peut-il qu’au service d’anthropométrie, quand on a pris la fiche de Baudru, on ne se soit pas aperçu qu’elle coïncidait avec celle d’Arsène Lupin ?

— La fiche d’Arsène Lupin n’existe pas.

— Allons donc !

— Ou du moins elle est fausse. C’est une question que j’ai beaucoup étudiée. Le système Bertillon comporte d’abord le signalement visuel — et vous voyez qu’il n’est pas infaillible — et ensuite le signalement par mesures, mesure de la tête, des doigts, des oreilles, etc. Là-contre rien à faire.

— Alors ?

— Alors il a fallu payer. Avant même mon retour d’Amérique, un des employés du service acceptait tant pour inscrire une fausse mesure au début de ma mensuration. C’est suffisant pour que tout le système dévie, et qu’une fiche s’oriente vers une case diamétralement opposée à la case où elle devait aboutir. La fiche Baudru ne devait donc pas coïncider avec la fiche Arsène Lupin.

Il y eut encore un silence, puis Ganimard demanda :

— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?

— Maintenant, s’exclama Lupin, je vais me reposer, suivre un régime de suralimentation et peu à peu redevenir moi. C’est très bien d’être Baudru ou tel autre, de changer de personnalité comme de chemise et de choisir son apparence, sa voix, son regard, son écriture. Mais il arrive que l’on ne s’y reconnaît plus dans tout cela et que c’est fort triste. Actuellement j’éprouve ce que devait éprouver l’homme qui a perdu son ombre. Je vais me rechercher… et me retrouver.

Il se promena de long en large. Un peu d’obscurité se mêlait à la lueur du jour. Il s’arrêta devant Ganimard.

— Nous n’avons plus rien à nous dire, je crois ?

— Si, répondit l’inspecteur, je voudrais savoir si vous révélerez la vérité sur votre évasion… L’erreur que j’ai commise…

— Oh ! personne ne saura jamais que c’est Arsène Lupin qui a été relâché. J’ai trop d’intérêt à accumuler autour de moi les ténèbres les plus mystérieuses, pour ne pas laisser à cette évasion son caractère presque miraculeux. Aussi, ne craignez rien, mon bon ami, et adieu. Je dîne en ville ce soir, et je n’ai que le temps de m’habiller.

— Je vous croyais si désireux de repos !

— Hélas ! il y a des obligations mondaines auxquelles on ne peut se soustraire. Le repos commencera demain.

— Et où dînez-vous donc ?

— À l’ambassade d’Angleterre.

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